Gens, gent, gentilé : nos gentils éclaircissements

Au début était la gens, cette famille élargie romaine soumise à un ancêtre commun, le paterfamilias, qui n’avait rien du joyeux père de famille moderne badinant avec ses enfants : la gens est lié à la génération (non pas la classe d’âge, mais le fait d’engendrer). Par extension, gens a pris aussi le sens de « peuple » pour désigner d’autres populations que la romaine (le populus au sens de la République romaine). Les juristes, les politistes et les historiens (entre autres) connaissent le « droit des gens », calque du jus gentium qui désigne le droit international (public, commercial…) et qui était distinct du jus civile qui n’était opposable qu’entre citoyens romains. En français moderne, les gens a même un sens plus vague, plus général, plus indistinct et, pour tout dire, plus affadi. Restons-en donc au double sens du latin.
Dans la Rome républicain, le préteur (avec chaise curule mais sans chapeau !) fut le magistrat chargé de rendre la justice : ce poste fut dédoublé et, quasiment jusqu’à la fin de la République romaine, les deux préteurs furent spécialisé : le préteur urbain (de l’Urbs, avec la majuscule qui désigne ici la Ville : Rome) s’occupait des litiges entre
citoyens ; le préteur pérégrin (pérégrin désignait l’étranger vivant à Rome), des litiges entre étrangers ou impliquant un étranger.
Cet usage d’utiliser gens au sens de peuple ou nation se retrouve dans l’usage de gentiles (nom dérivé de l’adjectif latin gentilis, lui-même issu de gens) pour, désigner dans les traductions de l’Ancien Testament, par le terme « gentils » les nations étrangères au peuple d’Israël, le sens de l’hébreux goyim (« peuples », et par extension, païens ou autres peuples que le peuple juif). Le mot n’avait pas le sens de gentil que nous lui connaissons aujourd’hui, et pourtant, l’origine est la même. En français contemporain, gentilé désigne, dans la même logique, les habitants d’un pays (les Italiens), d’une région (les Occitans), d’une ville (les Londoniens). Petite particularité : le nom prend la majuscule, l’adjectif la minuscule (le François moyen ; une restaurant italien). Et si vous voulez savoir comment écrire un gentilé étranger en français, il y a même une recommandation officielle (1).

Gentil, pas si gentil que ça…

Passons donc des gentilés à gentil qui, malgré son sens à priori sympathique, cache son lot de pièges : un gentil peut en cacher un autre… « Gentil » formé à partir de gentilis (de la gens) signifia d’abord « d’origine noble ». C’est, somme toute, ce qu’on retrouve dans l’expression « fils ou fille de (bonne) famille », même si l’expression s’est embourgeoisée (les classes dominantes ne sont plus ce qu’elles étaient, gente dame et gent damoiseau !). On est passé ensuite de l’origine à ce qui est noble par le sentiment ou le comportement, puis agréable à regarder, gracieux. Car évidemment il fallait regarder les bonnes manières à partir des puissants qui avaient le temps et les moyens de se bien parer, sans oublier une once de cet amour courtois que symbolisèrent au XIIe siècle Aliénor d’Aquitaine et Marie de France. Les paysans libres (distinct donc des serfs, servus désignant l’esclave en latin) s’appelaient vilains : la ferme (villa) est loin de nos esprits quand le caractère péjoratif est fréquent. Marque de classe et de caste encore, jeux de mains, jeux de vilains n’avait pas le sens moderne (c’est pas joli-joli de se taper dessus), l’usage de l’épée était réservé aux nobles jusqu’à la fin de l’Ancien Régime (le fantassin de base était plutôt piquier ou coutilier).

Petit à petit en tout cas, le sens de gentil (au sens de noble, puis d’aimable) s’est affadi : songez à l’évolution de la monarchie capétienne depuis Louis VI le Gros (1081-1137) bataillant sans relâche contre les seigneurs-brigands du duché de France jusqu’à l’exquisité des manières à la Cour de Louis XV (1710-1774, après lui le déluge révolutionnaire). Somme toute, l’évolution de la langue illustre cette Civilisation des mœurs qui reste associée au nom de Norbert Elias. En tout cas, la langue française a souvent, au fil du temps, de ces facéties : si le maréchal Ney (fusillé en 1815 pour s’être rallié à Napoléon de retour de l’île d’Elbe) était appelé « le brave des braves », en hommage à ses qualités de soldat, dire de quelqu’un « il est brave » signifie plus souvent « il est serviable » ; et quand on dit : « il est bien brave », ça signifie « il est un peu couillon » (mais gentil).
Revenons donc à nos gentils. L’ordre féodal étant essentiellement masculiniste, vous trouverez des gentilhommes. Si vous avez bien lu ce qui précède, vous devinez désormais qu’ils sont d’extraction noble (comme une bonne huile d’olive : première pression à froid), et pas forcément qu’ils font preuve de « gentillesse »

Ne pas confondre la gent avec la jante…

Voilà qui nous ramène à gent qui existe comme adjectif et comme nom. L’adjectif ne vient pas de gentilis (de la famille), mais de genitus (bien né). Nous revoici revenus à l’engendrement dûment contrôlé et estampillé. C’est le gent de mon emploi de tout à l’heure : « gente dame, gent damoiseau » (mais rien à voir, chez les damoiseaux ou damoiselles puis demoiselles avec quelque volatile). On ne trouve plus de damoiseau ni de damoiselle (sauf lorsqu’on veut imiter le style médiéval). Il ne subsiste plus que l’expression gente dame, qu’on emploie, parce qu’elle est aujourd’hui vieillies, plaisamment. Parfois même, dans une expression qui fleure encore la phallocratie (au sens étymologique de domination masculine) : gentes dames et nobles seigneurs. Mais ce gent-là n’a rien à voir avec le nom. C’est le fruit d’une évolution raccourcissante du vocabulaire français au fil du temps.

Car, disions-nous, gent est aussi un nom. Ce nom est dérivé de gens dans le sens de peuple ou nation. Et ce nom est féminin : la gent trotte-menu, écrivait La Fontaine pour désigner le peuple des souris et des ras (Le Chat et un vieux rat). Mais gens était déjà féminin en latin : La Fontaine, comme d’autres auteurs classiques, emploie donc la gent systématiquement. Et gent n’est pas de ces noms qui changent de genre (le peuple français, mais la nation anglaise). Écrivez donc la gent féminine, la gent masculine, la gent politique (avec précaution, car aujourd’hui c’est toujours dans un emploi comique ou amusant qu’on emploie le mot). Et souvenez-vous qu’écrire la °gente est aussi désagréable de rouler en voiture… sur la jante !

Rédigé par Luc Bentz
02/11/2017

(1) Rassurez-vous, c’est moins compliqué à consulter que l’apparence donnée par le titre ou l’adresse internet ! Commission générale de terminologie et de néologie : « Recommandation concernant les noms d’États, d’habitants, de capitales, de sièges diplomatiques ou consulaires (liste établie par le ministère des affaires étrangères et européennes) », Journal officiel de la République française, 24 septembre 2008, https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?numJO=0&dateJO=20080924&numTexte=91&pageDebut=14818&pageFin=14825

Mis à jour le 01 novembre 2017