Greenbook : génie musical et rébellion sociale

Publié le 22 avril 2019 Mis à jour le 31 mars 2020

Donald Shurley, alias « Don » Shirley est docteur en psychologie et en musicologie. Ainsi, quand on propose à Tony Vallelonga, alias Tony « Lip », de devenir le chauffeur du « docteur », ce dernier s’attend à rencontrer un homme blanc bien installé dans son cabinet. Sur fond de mépris absurde de ceux qu’on appelle encore « nègres », au milieu d’une diaspora italienne qui commence à s’installer dans l’Amérique des années 1960, Tony ne s’attend à voir Dr Shirley, noir, habillé en empereur africain s’asseoir sur un trône factice, régnant dans un royaume de la solitude.

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le 22 avril 2019

Donald Shurley, alias « Don » Shirley est docteur en psychologie et en musicologie. Ainsi, quand on propose à Tony Vallelonga, alias Tony « Lip », de devenir le chauffeur du « docteur », ce dernier s’attend à rencontrer un homme blanc bien installé dans son cabinet. Sur fond de mépris absurde de ceux qu’on appelle encore « nègres », au milieu d’une diaspora italienne qui commence à s’installer dans l’Amérique des années 1960, Tony ne s’attend à voir Dr Shirley, noir, habillé en empereur africain s’asseoir sur un trône factice, régnant dans un royaume de la solitude.
Car, en effet, au-delà de la fortune amassée par le défilé de concerts et de disques enregistrés par Don, est tracé le portrait d’un homme profondément seul, passant ses soirées à noyer une vague déprime dans l’alcool. Déprime qui est le résultat de la confrontation brutale du génie musical du pianiste avec une Amérique toujours raciste, où les noirs ne peuvent- doivent- pas jouer de la musique de « Blancs ». Ainsi, notre personnage est-il en porte-à-faux entre son appartenance ethnique qu’on ne cesse de lui rappeler, de lui lancer à la figure, comme s’il ne pouvait pas s’extraire de son « être-noir », et son talent musical qui lui fait côtoyer les plus grands compositeurs, facteur symbolique dont les dominés, les Noirs, ne peuvent user.
Bloqué dans un rôle de l’entre-deux, Don est obligé d’assumer sa « négritude », dans une posture de musicien qui ne peut pas jouer de musique, surtout classique, alors que c’est son domaine de prédilection. Se définissant lui-même comme l’un des plus grands pianistes de son temps, sûrement le meilleur pour donner aux mélodies de Chopin leur plus grande beauté, il n’est pas admis à pouvoir faire usage de cette capacité, dans une société qui ne peut- veut- pas voir en lui, ce qu’il est, réellement.
Portant en lui ce refus qui marque sa personnalité, Don fait donc équipe avec Tony. Tony est le stéréotype, bien orchestré, de l’italo-américain des sixties, bien intégré à la vie de sa communauté et portant les codes sociaux les plus typiques : appréciant les fast-foods, gros ventre, et virilisme assumé qui se délite dans la rencontre avec le « doc ».
C’est aussi l’histoire d’une rencontre entre deux mondes, apparemment incompatibles, où les rôles semblent inversés, le Noir emploie le Blanc, dépendant des largesses de ce dernier. Situation qui occasionnera bien des quiproquos révélateurs de ce que doit être une société, à un moment donné.
Le problème étant qu’il y a bien plus que ça. Bien que méprisant complètement tout ce qui a trait de près ou de loin avec les Noirs, les Blancs assistent, sans broncher, à l’exposition du génie musical de Shirley, transcendant les frontières sociales que les hommes voudraient se donner. La première fois que Tony voit Don jouer, il comprend pourquoi des salles prestigieuses, aux allures néo-classiques, typiques du sud profond, bondées de gros bourgeois blancs, ouvrent leurs portes à cet héritier d’esclaves, qui montre, par sa musique, que la servitude, si tant est qu’elle existe, n’est pas forcément là où on le croit. En effet, forcé d’adopter un « habitus » qui n’est pas le sien, en tant que Noir, qui est exposé avec humour lorsque Tony évoque le cas typique du pianiste de jazz qui joue avec un verre de whisky posé sur le piano, Don montre avec audace qu’il échappe, par sa musique, à cette étiquette qu’on voudrait lui coller. Quand arrivés dans un bar ouvert aux noirs, en fin de tournée, Don se fait refouler de la salle à manger de la salle de concert dans laquelle il était censé jouer, il montre, en enlevant le verre de whisky posé sur le piano, et en jouant brillamment du Chopin, qu’il arrache le stigmate posé par le Blanc sur lui, dans une ambiance de révolte sociale et de génie musical.
Seul au monde, environné par sa musique, qui fait, malgré tout, avancer la cause noire, Don Shirley constitue un portrait charmant d’un homme esseulé car Noir mais adulé car génial. Dans une collaboration qui n’avait rien d’évident avec le « gros mec » italo-américain, où l’un et l’autre se découvrent et en apprennent plus sur eux-mêmes, Shirley est désacralisé par l’humour parfois grinçant de Tony, lui-même secondé par son « boss » pour pouvoir écrire des lettres extasiées qui raviront sa femme, redevable à l’égard du pianiste du rôle caché qu’il tient dans la vie de couple de ces américains moyens. Cette vie moyenne à laquelle lui, à tous égards, échappe. Que son talent ou par position sociale, tout fait de lui un personnage fascinant qui mérite le détour, rien que pour découvrir un univers musical singulier, ainsi que la difficulté si grande de la vie d’un noir ni « Noir », ni « Blanc ».

Slimane Lourabi


Mis à jour le 31 mars 2020